J’ai récemment acquis un dictionnaire des Yôkai, les esprits japonais sources de fables, de contes et de croyances. Je vais m’en inspirer de certains au fil de l’année dans la série microfables…
Le soleil avait quitté l’horizon depuis longtemps lorsque la famille termina son dîner dans le jardin, à la lumière électrique installée au-dessus de la baie vitrée. Les deux enfants aidèrent à débarrasser et nettoyer la table, puis tous les quatre se rassemblèrent à l’intérieur pour regarder un film, comme il était d’usage le samedi soir.
Lorsque la petite dernière referma la baie vitrée derrière ses pas, elle oublia d’éteindre la lumière extérieure.
Quelques dizaines de minutes plus tard, un étrange grésillement retentit dans le salon, et les lampes prirent vie, l’espace d’un instant.
— Quelqu’un a oublié d’éteindre la lumière de la terrasse, on dirait, suggéra le père d’un ton bienveillant.
La fillette se recroquevilla dans le canapé. Son grand frère la serra contre son torse.
— C’est pas grave, tu sais, c’est juste le poupon lécheur d’huile.
— Tu me fais une de tes blagues, c’est ça ?
Le grand frère secoua la tête.
— Pas du tout ! Suis-moi.
Le frère et la sœur s’approchèrent de la baie vitrée en silence. Une petite silhouette arrondie se détachait derrière le halo de la lumière du jardin.
— Va éteindre la lumière. Tu verras, il disparaîtra.
Hésitante, la fillette entrouvrit la porte-fenêtre, passa son bras fin à travers l’ouverture et pressa l’interrupteur en vitesse. L’obscurité envahit le jardin, et la silhouette disparut. Rassurée, la fillette sortit et fit le tour de la terrasse. Personne.
— Tu t’es moqué de moi !
Le grand frère croisa les bras.
— On ne se moque pas du poupon lécheur d’huile. Dans le temps, ils étaient bien plus nombreux. Ils venaient lécher les lampes alimentées à l’huile de poisson, la nuit tombée.
— Ça fait longtemps qu’il n’y a plus d’huile de poisson dans les ampoules, rétorqua la gamine en fronçant le nez.
— Celui-ci s’est adapté, on dirait. Il est attiré par l’électricité. On le retrouve souvent autour des lampadaires de la ville. Mais il n’est pas méchant. Il faut juste se rappeler d’éteindre la lumière extérieure avant de rentrer.
La fillette croisa les bras.
— Tu essayes de me faire peur parce que j’ai oublié d’éteindre la lumière, c’est tout, déclara-t-elle en tapant du pied.
Son frère lui adressa une tape amicale sur la tête et un sourire énigmatique.
— Viens donc regarder la fin du film.
Une fois les deux enfants repartis, un gros bébé au visage rouge sortit des fourrés, et se mit à tourner autour de l’interrupteur, l’air intrigué…
Cette microfable est tirée du Yokaï nommé « Aburanameakago », ou « poupon lécheur d’huile », issu d’un conte de la région de Tôhoku, à l’époque d’Edo, au Japon. Autrefois, à la campagne, les Japonais utilisaient des lampes à l’huile de poisson, ce qui attirait les chats venant lécher l’huile, la nuit venue…
(52 micronouvelles en 2018 – 9/52 – série : microfables)