« Ils sont immatériels, évanescents.
Ils se nourrissent de notre temps.
Mais ils ont besoin de consentement.
Jamais ils ne peuvent le drainer, le subtiliser ou l’aspirer.
Nous devons leur offrir notre temps.
Manifestation : copeaux de lumière cuivrée. »
La jeune sorcière se redressa, le nez froncé, et posa l’encyclopédie sur le bureau.
— Qui ferait une chose pareille ?
La Sœur aînée émit un rire léger et malicieux.
— Ils ont besoin de consentement, mais rien ne les empêche d’user le subterfuge.
Sceptique, l’apprentie croisa les bras, regardant l’illustration de biais.
— Le temps est notre bien le plus précieux. Je ne vois pas comment ils pourraient convaincre qui que ce soit de s’en départir.
La sorcière expérimentée se releva et traversa le petit bureau mansardé, jetant un regard au-dehors. Le halo doré d’un lampadaire se reflétait sur son visage fin tandis que quelques flocons scintillaient de l’autre côté de la vitre.
— L’alcool est l’une de leurs armes les plus anciennes et répandues. Nous avons eu affaire à une véritable invasion voilà près de deux siècles avec l’arrivée de l’opium en Europe. On avait à peu près réussi à endiguer leur expansion malgré la quantité de nouvelles drogues disponibles sur le marché. Mais là…
L’apprentie jeta un œil inquiet sur la page.
— Je commence à comprendre…
— Ça ne marche guère avec les livres, et pas du tout avec les activités créatives, poursuivit la Sœur aînée. Parce que le temps se transforme en énergie créative. Elle leur brûle les ailes. Mais ces dernières années, ils sont passés en catégorie noire.
— Priorité maximale ? C’est si grave que ça ?
— Malheureusement, oui. Ils touchent toutes les catégories de la population à présent.
Le front plissé d’inquiétude, la Sœur aînée laissa son regard se perdre dans les rues brumeuses en contrebas. Quelques courageux fumeurs s’entassaient devant le bar à l’angle de la rue, cigarette dans une main, téléphone dans l’autre. Elle commença à expliquer les sortilèges concoctés par les Aînées pour contrer l’appel des dragons chronophages. L’apprentie allait devoir les apprendre vite, et les répéter souvent. Mais seul le silence répondit à son injonction. La Sœur aînée se retourna. Au centre de la pièce, debout devant l’Encyclopédie des monstres, esprits et incarnations, la jeune sorcière tenait son téléphone entre les mains, les pouces fusant à toute vitesse sur l’écran virtuel, les yeux dans le vague. Autour d’elle virevoltaient de légers copeaux de lumière cuivrée.
(52 micronouvelles en 2018 – 51/52 – série : microfables )