Échange de victimes

L’inspecteur entra dans la salle de pause et glissa une pièce de cinquante dans la machine à café en saluant sa collègue.

— Mon affaire n’avance pas. C’est dingue ! Cette femme sans histoires a été poignardée dans le hall d’entrée de son immeuble à Bobigny, et son frère, le seul type avec un mobile qui se tient, était en conférence à Lille ce jour-là.

— Qu’est-ce qu’elle a fait à son frère, Siana Duchamp ?
L’inspecteur haussa les épaules.

— Du classique : un héritage qui tourne mal. Elle refuse de vendre la maison dont ils ont hérité à Deauville, alors qu’il a des dettes à rembourser. Le frère était coincé, c’était elle qui en possédait l’usufruit. Mais ça ne sert à rien, il était en conférence toute la journée. Le truc a été filmé en live.

L’inspectrice hocha la tête.

— Ça, c’est de l’alibi, en effet. Mais le meurtre ne date que de la semaine dernière, tu as encore le temps de voir venir, je pense.

— Et toi, l’affaire Thirez avance ?

— L’avocat assassiné à Versailles il y a deux semaines ? Pareil que toi, c’est l’impasse pour l’instant. Enfin, il y a son associé, Eric Bredin. Il aurait le mobile le plus convaincant : il voulait se faire absorber par un grand cabinet d’avocats, mais maître Thirez refusait. Alibi en béton : l’associé était en vacances à la montagne avec l’un de ses plus gros clients pendant le meurtre.

L’inspecteur sortit la tasse de la machine et goûta le café brûlé du bout des lèvres. S’il était promu un jour, sa première décision serait de faire remplacer ces foutues machines au café dégueulasse. L’inspectrice jeta son propre gobelet vide dans la poubelle.

— Bon, on se prend une bière à la fin du service ? Courage avec ta poignardée.

— Et toi avec ton avocat. À ce soir !

Quelques heures plus tard, l’inspecteur entendait le frère de la victime pour la déposition finale. C’était la troisième fois en une demi-heure que le frère mentionnait sa conférence à Lille, et la moutarde commençait à monter au nez de l’inspecteur.

— Regardez, monsieur l’inspecteur, la vidéo de la conférence sur ma page facebook.

Vincent Duchamp déverrouilla son smartphone, ouvrit l’application et tourna l’écran vers l’inspecteur. Une vidéo se lança, montrant le témoin sur une estrade, micro en main. Vivement la bière du soir, pensa l’inspecteur en se massant les tempes. Au bout de quelques secondes, sa moue agacée se transforma en sourire de plus en plus large.

— Je peux voir une seconde ?

— Mais bien sûr, monsieur l’inspecteur. Tenez donc !

Le fonctionnaire de police saisit le téléphone et vérifia la liste de suggestion d’amis qu’il avait entraperçue. Eric Bredin. L’associé de l’avocat de Versailles ! Il rendit le téléphone à son suspect puis hocha la tête.

— Sacrée conférence. Si vous voulez patienter un instant, je vais chercher les papiers à signer.

Une fois hors de la salle d’interrogatoire, fébrile, il se précipita jusqu’au bureau de l’agent qui l’aidait sur le dossier.

— Fabrice, où sont les relevés bancaires de Vincent Duchamp ?

Sans laisser à l’agent le temps de répondre, il saisit le papier et remonta à deux semaines auparavant, le jour de l’assassinat de l’avocat. Et trouva une facture de restaurant… à Versailles.

En fin de journée, les deux collègues se retrouvèrent pour la bière promise.

— Tu avais raison, j’ai retrouvé une note de taxi pour Bobigny dans les relevés d’Eric Bredin le soir du meurtre de Siana Duchamp. Maintenant qu’on sait qui inculper, les tests d’ADN feront le reste.

— Un échange de victimes ! Moi qui pensais que ça n’arrivait que dans les films.

L’inspectrice avala une gorgée de sa bière puis leva son verre.

— Merci facebook.

Quelques jours plus tard, les tests ADN confirmèrent les soupçons des deux inspecteurs. Lors de la fête de Noël, le commissaire les félicita pour les deux enquêtes les plus rapidement résolues de l’année.

(52 micronouvelles en 2018 – 12/52 – série : crimes foirés)

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